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UNE PRISON À CIEL OUVERT
Tom Pigrato, administrateur mandaté par les autorités terrestres et superviseur en chef des travaux de démantèlement, décréta l’annulation des festivités prévues pour la Saint-Sylvestre, faisant valoir dans son communiqué la « perte de temps, d’énergie, d’oxygène et de méthane » qu’elles auraient engendrée, et concluant par ces mots : « D’ailleurs, la Saint-Sylvestre se fête une semaine après Noël et non début novembre. »
Cette nouvelle brimade suscita colère et incompréhension parmi la population, dépossédée d’un événement qui s’annonçait inoubliable. Le peu qu’il restait à faire jusqu’au départ n’impliquait pas que l’on s’échine sans arrêt pendant quatre mois d’affilée. Les réserves en oxygène et en énergie étaient plus que suffisantes. Quant au méthane, à qui servirait-il une fois qu’on serait parti ?
L’administrateur savait tout cela. En réalité, il redoutait qu’une soirée passée à admirer le paysage martien ne pousse les colons à la fronde. Il les imaginait massés sous ce grand chapiteau glacial, émerveillés par le panorama nocturne, décidant d’un commun accord de s’affranchir du joug de la Terre en proclamant la création d’un État indépendant. L’homme – l’histoire le prouvait – était capable des pires extravagances. Et Pigrato ne souhaitait guère voir revenir une douzaine de patrouilleurs remplis jusqu’à la gueule de rebelles galvanisés et prêts à en découdre.
Leur engouement pour cette planète le dépassait totalement. Lorsqu’il regardait par les fenêtres de la station supérieure, lui-même ne voyait qu’un monde froid et hostile, barbouillé de teintes contre nature au milieu desquelles les humains n’avaient pas leur place. Si on le lui avait proposé, il aurait sans l’ombre d’une hésitation accepté n’importe quelle mutation, fût-ce dans un bled boueux égaré au fin fond du protectorat sibérien. Les colons, eux, étaient irrécupérables.
C’est plongé dans ces pensées que Mohammed Abd el-Farouk le trouva en pénétrant dans son bureau. Pigrato continuant de fixer le mur, le colosse d’Agadir toussota ostensiblement afin d’attirer son attention.
« Qu’y a-t-il ?
— Vous devriez venir voir. »
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Il régnait dans la cité une atmosphère étrange. La tension était palpable, chacun s’interrogeant fébrilement sur ce qui allait se passer. Personne ne croyait sérieusement que les autorités renonceraient à leur projet au simple motif qu’une gosse de treize ans ne pourrait être du voyage. Mais personne n’imaginait non plus d’autre choix.
L’espoir renaissait.
Aucune information relative à l’état de santé d’Elinn n’avait filtré dans les médias. Bulletins et reportages rendaient compte de la controverse autour de la colonisation martienne. Des représentants des instances dirigeantes plaidaient pour la fermeture de la station, en invoquant systématiquement une « conjoncture défavorable ». À l’opposé, scientifiques et groupes de défense de l’expansion extraterrestre critiquaient la décision prise par le gouvernement et déploraient les méthodes employées pour la faire aboutir. Les sondages révélaient un malaise au sein de l’opinion : la plupart des gens désapprouvaient les nouvelles orientations, mais rares étaient ceux capables d’expliquer pourquoi.
Mus par l’espérance d’un dénouement heureux, les colons se résignèrent sans trop rechigner à l’annulation des festivités. Si les autorités faisaient machine arrière, il y aurait encore beaucoup, beaucoup d’autres réveillons martiens…
Certains, pourtant, restaient prudents. « Ne nous leurrons pas, ne cessait de répéter Evguéni Tourgueniev. Maintenant que leurs deux transporteurs sont en route, ils seront forcés d’aller jusqu’au bout, ne serait-ce que pour justifier la dépense engagée. »
Trois jours passèrent ainsi. Trois jours d’un calme plus qu’éprouvant. Puis, la veille de la Saint-Sylvestre, Pigrato convoqua de nouveau madame Faggan.
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La réunion se déroula cette fois en comité restreint. Pigrato attendait la mère d’Elinn dans la salle des cartes, seul, mains jointes sur la serviette posée devant lui. Y étaient glissés quelques documents, plusieurs disques et un appareil de lecture conforme aux standards terrestres, c’est-à-dire presque aussi fin qu’une feuille de papier. Christine Faggan se présenta escortée du docteur Dejones, ce qui n’arracha même pas un froncement de sourcils à l’administrateur. Il les invita à s’asseoir. Lui d’ordinaire si énergique semblait bizarrement placide, comme… ratatiné.
« Le conseil scientifique a élaboré un plan que j’aimerais vous soumettre, annonça-t-il d’une voix pondérée. Nous estimons que ce plan permettrait d’assurer le retour sur Terre sans mettre en péril la vie de votre fille, madame Faggan. »
Christine Faggan échangea un regard avec le médecin et acquiesça silencieusement, oppressée.
« Il est un point sur lequel à peu près tous les médecins s’accordent : l’organisme d’Elinn est parfaitement apte à supporter la pression liée au décollage d’une fusée, ainsi que les phases d’accélération d’un vol interplanétaire. Nous avons contacté le professeur Hung qui nous l’a confirmé. Le voyage ne constitue donc pas, en soi, un danger pour elle – j’exclus les risques inhérents à tout vol de ce type, auxquels nous sommes tous confrontés. Puis-je vous demander, docteur Dejones, si vous partagez cette analyse ? »
Le médecin opina. « Oui. Elinn peut effectivement se rendre sur Terre, mais elle ne doit pas y séjourner de manière prolongée.
— Le professeur Hung nous a dit la même chose presque mot pour mot. Bien. »
L’administrateur sortit son appareil de lecture. Sur l’écran apparut une représentation graphique semblable au plan de coupe d’un grand bâtiment. « Voici la station spatiale McAuliffe. Comme vous le voyez – et le savez probablement –, elle consiste en un gigantesque anneau en rotation perpétuelle, ce qui crée en son sein une pesanteur artificielle. Un moyeu fixe, situé au centre, permet l’accouplement de vaisseaux. L’accélération de la pesanteur s’accroît graduellement le long des rayons qui relient le moyeu à l’anneau. Et ici, à peu près (il traça d’un coup d’ongle une croix que l’ordinateur convertit instantanément en deux segments rouges), elle est de 0,38 g, ce qui correspond à la pesanteur martienne. Nous pensons construire à cet endroit un logement qui vous sera destiné et dans lequel vous pourrez vivre. »
Christine Faggan le dévisagea, sidérée. « Dans une station spatiale ? »
Pigrato hocha la tête. « Un appartement aussi spacieux que celui que vous avez actuellement, entièrement équipé et meublé à votre convenance. Un luxe que vous ne pourriez pas vous offrir sur Terre, soit dit en passant. Entre autres avantages, vous disposerez d’une connexion à tous les réseaux virtuels, et nous vous fournirons un emploi, soit télématique, soit local, suivant ce que vous souhaiterez et ce que nous serons à même de vous proposer. » Il se tut, joignit les mains et la caressa des yeux avec un air de chien battu, mi-triste, mi-impatient.
La mère d’Elinn cligna des paupières. « Euh… Eh bien… C’est un peu surprenant, je dois dire…» D’un regard implorant, elle appela le docteur Dejones à la rescousse.
Celui-ci, bras croisés sur la poitrine, ne s’était pas déridé. « J’apprécie vos efforts, mais je crains que certains détails ne vous aient échappé. Lors de notre transfert vers Mars, mes compagnons et moi-même avons fait escale une petite semaine sur McAuliffe. Cette station n’est rien qu’une vulgaire gare de transit. Les rayons – au demeurant si étroits que je vois mal comment vous y caseriez votre somptueux meublé – ne sont qu’une succession d’entrepôts. Croyez-vous vraiment que ce soit l’environnement idéal pour une jeune fille en plein développement ?
— Non, rétorqua sèchement Pigrato. Mais je ne crois pas non plus que Mars le soit.
— En résumé, vous offrez à cette enfant une prison à ciel ouvert. »
Pigrato le toisa, impassible. « D’aucuns estiment que vivre sur une station spatiale est le summum du chic. Songez à Whitehead. » Yules Whitehead, le multimilliardaire légendaire, avait, une dizaine d’années plus tôt, racheté un secteur complet de Mir 3. Il y avait établi ses quartiers et tenait désormais les rênes de son empire en contrôlant depuis l’espace ses innombrables entreprises disséminées de par le monde. Les rumeurs les plus fantasques circulaient sur sa fastueuse demeure, dont certaines pièces étaient situées dans la zone en apesanteur. Tous connaissaient la photo de sa célèbre piscine sphérique et celle de son salon, aménagé sur une plaque de verre mat par laquelle on pouvait contempler la Terre et les étoiles.
« La comparaison me semble un peu excessive, grogna le docteur Dejones.
— Quelles perspectives d’avenir Elinn aurait-elle ? demanda madame Faggan. Enfin…, vous ne prévoyez tout de même pas qu’elle passe sa vie là-bas, si ?
— Sa vie, certainement pas, mais le temps nécessaire à nos chercheurs pour élaborer un remède au mal dont elle souffre.
— Combien, concrètement ? insista le docteur Dejones.
— Je n’en sais rien. Ce que je sais, en revanche, c’est que l’on arrive aujourd’hui à soigner les maladies les plus étranges. L’affection dont votre fille est atteinte représente une première dans l’histoire de la médecine. D’éminents spécialistes vont se pencher dessus. Je suis persuadé que le professeur Hung lui-même consentira à collaborer. Qui sait de quels miracles la science est capable ? Nano-implants, chirurgie moléculaire, manipulation génétique : on trouvera peut-être quelque chose pour aider Elinn.
— « Peut-être », « quelque chose » : tout cela me paraît bien hasardeux. »
Pigrato plissa les paupières. « Il y a à peine deux semaines, cette enfant a failli périr asphyxiée dans le gouffre de Jefferson. Si vous voulez mon avis, la station McAuliffe sera bénéfique à son espérance de vie.
— Mais Elinn aime tellement sortir… objecta Christine Faggan. Elle est habituée aux grands espaces.
— L’espace, elle l’aura à portée de main ! » L’administrateur se carra dans son siège. « Par ailleurs, on ne peut pas tout avoir. Je vous ai exposé notre projet, la balle est dans votre camp. Vous n’avez pas trente-six possibilités : ou vous acceptez cette offre, ou vous la refusez. Sachez que, quelle que soit votre décision, nous fermerons la cité. Le gouvernement ne va pas continuer à débourser des milliards d’UMI par an juste parce qu’une môme de treize ans est habituée à l’immensité des plaines martiennes ! »
Christine Faggan acquiesça en soupirant. Le docteur Dejones l’interrompit avant qu’elle puisse répondre. « Je crois que madame Faggan a besoin de réfléchir tranquillement à tout cela. »
Pigrato fronça les sourcils. « Bien, grimaça-t-il. Faites donc. »
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« Mais je vais mourir d’ennui ! s’écria Elinn, le visage déformé par une expression de rage et d’effroi.
— Elle n’aura nulle part où aller, renchérit Cari. Si elle descend dans l’anneau, elle se retrouvera sous pesanteur terrestre. Au final, elle sera claquemurée dans le minuscule module central. »
Les membres de la famille Faggan étaient réunis pour le dîner dans leur vaste appartement en briques blanches, chaudement éclairé, enfoui quinze mètres sous la surface martienne. Jamais ils ne dénicheraient dans tout le système solaire de cocon plus douillet. Surtout pas sur Terre, où les habitants des mégalopoles s’entassaient parfois dans des réduits à peine plus grands qu’un lit et tellement bas de plafond qu’on était contraint de s’y tenir assis.
« Cette solution est loin d’être idéale, mais elle a le mérite d’exister », dit faiblement Christine Faggan. Elle leva les mains et les laissa retomber sur ses cuisses en signe d’impuissance. « Je suis aussi perdue que vous. Ils vont fermer notre cité, vous comprenez ? Nous ne pouvons rien y changer. »
Elinn s’affala sur sa chaise et murmura, les yeux clos : « Je n’irai pas sur Terre. Ni sur leur fichue station. Je reste ici. »
Cari, installé à ses côtés, nota qu’elle serrait dans son poing l’un de ses artefacts. Comme un porte-bonheur au pouvoir protecteur. « Tu ne peux pas rester. Cesse de rêver.
— Je ne rêve pas », riposta-t-elle effrontément en secouant sa crinière rousse.
Le timbre de sa voix fit naître dans le cœur de l’adolescent une bouffée d’angoisse. Elinn semblait moins inquiète que… froidement déterminée.
Telle qu’il connaissait sa sœur, cela n’augurait rien de bon.
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Le lendemain matin, Graham Dipple pénétra pour la première fois, le trac au ventre, dans le cabinet de travail de son supérieur. Pigrato, qui l’avait convoqué par téléphone, lui avait paru étrange, passablement mystérieux.
« Prenez place », lâcha l’administrateur, de méchante humeur.
Farouk était également là, face au bureau, appareil de lecture en main. Dipple s’assit sur le bord de son siège et scruta les lieux. Il n’aurait jamais imaginé que l’antre de Pigrato fût aussi exigu, aussi encombré. Il saisissait maintenant pourquoi leurs conciliabules se déroulaient toujours dans la salle des cartes. Une porte était entrouverte au fond de la pièce. Dipple se trémoussa discrètement, espérant glisser un œil furtif dans les appartements privés de son patron.
Pigrato, visiblement soucieux de préserver son intimité, tendit le bras en arrière et claqua sèchement le battant.
« Bien, bredouilla hâtivement Dipple. Me voici. Qu’y a-t-il ?
— Expliquez-lui, Farouk. »
Le colosse chauve se pencha en avant – une posture que sa corpulence rendait menaçante – et lui passa son lecteur. Sur l’écran apparaissait une liste interminable de marchandises (tagliatelles, basilic, riz basmati, etc.) ponctuée de données chiffrées.
« Ce sont les articles déclarés manquants par madame Penderton. La seconde colonne indique l’état théorique des stocks, fourni par l’ordinateur, et la troisième la différence. Que remarquez-vous ? »
Dipple fit défiler le document. « Il en manque pas mal, constata-t-il.
— Exactement. Si le problème provenait d’une imprécision du système, on relèverait aussi des excédents. Mais le système n’est pas imprécis. Depuis que nous sommes ici, nous n’avons jamais enregistré de tels écarts. »
Dipple cligna des yeux, ahuri. « L’IA n’aurait-elle pas dû s’en apercevoir ?
— C’est elle qui a attiré mon attention là-dessus, lui répondit le Marocain avec un rictus compassé. Vous pensez sincèrement que je n’ai rien de mieux à faire que d’éplucher des fichiers d’inventaire qui, en deux ans, ont toujours été fiables ?
— Bien sûr, bien sûr. Et alors ?
— Regardez la nature des produits. »
Dipple obtempéra sans saisir où Farouk voulait en venir. « Il y a un peu de tout, non ? Deux sacs de nouilles, douze boîtes de tomates, quatre paquets de soja, divers sachets d’épices… De quoi tenir un siège, dites donc !
— Bingo ! Vous gagnez cent points.
— L’heure n’est pas à la plaisanterie, intervint Pigrato, acerbe. Quelqu’un détourne des vivres à l’insu de scanners réputés infaillibles. Je veux savoir qui fait cela, comment et surtout dans quel but. » Il toisa Dipple comme s’il avait été à ses yeux le premier suspect. « J’attends votre rapport. »
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« Ils ne font pas dans la dentelle, hein ! s’exclama Ariana. Elinn pose problème, alors, crac ! on la cloître dans une coquille de noix paumée dans l’espace. Je trouve ça… dégueulasse !
— Pour toi, Cari, ce serait génial, fit Ronny. McAuliffe est la station la mieux desservie par navette, tu savais ça ? Tu pourrais étudier n’importe où sur Terre en gardant un pied-à-terre sous pesanteur normale, tu aurais des navettes en veux-tu, en voilà…
— Super, rétorqua tristement Cari. Tu crois vraiment que je pourrais me réjouir en sachant que ma sœur, elle, vit comme une prisonnière ?
— Mmh, concéda Ronny. Tu n’as pas tort. »
Tous trois végétaient en salle informatique, incapables de se concentrer sur leurs cours. IA-20 les rappelait à l’ordre toutes les dix minutes, non sans leur certifier qu’elle comprenait leur désarroi (« l’imminence du départ qui exacerbait les sentiments »). Qu’est-ce qu’une intelligence artificielle pouvait comprendre aux sentiments ?
« Dommage qu’ils aient annulé la fête de ce soir, soupira Ronny. Je m’en faisais une telle joie.
— Tu pourras toujours aller sur la Plazza, lui suggéra Ariana. Ils organisent un truc. »
Ronny gonfla les joues. « Pff ! Si c’est pour voir les adultes avachis sur leurs chaises en train de siffler des bières, merci bien ! »
Ariana se tourna vers Cari. « Où est passée Elinn, tiens ?
— Aucune idée. J’espère qu’elle ne fait pas de bêtises. IA-20, est-ce que ma sœur est sortie ?
— Non, répondit la voix synthétique. Je la localise dans sa chambre. »
Cari leva les yeux au ciel. « Tu parles ! Elle a laissé son communicateur sur son lit, oui !
— Cari, au risque de te taper sur les nerfs, je dois te signaler que tu es très en retard dans le programme d’histoire. Tellement en retard qu’il va te falloir, à compter d’aujourd’hui, assimiler une unité par jour si tu veux être prêt pour les examens semestriels. »
Ariana eut le toupet de ricaner.
« Tu as raison, IA-20, grommela l’adolescent. Tu me tapes sur les nerfs.
— J’en suis navrée, Cari. Je souhaite simplement que tu acquières une formation solide.
— Une formation solide, à mon sens, englobe la physique, les mathématiques, l’astronomie, ce genre de disciplines. Mais l’histoire… L’histoire n’est qu’un catalogue de vieilleries poussiéreuses, d’épisodes déjà joués, de gens qui ne sont plus. Une science morte.
— Pardon de te contredire, mais l’histoire est au contraire hautement instructive. Elle illustre la façon dont les hommes voient le monde, dont ils agissent, dont ils gèrent les conséquences de leurs actes. Ce n’est qu’en s’appuyant sur l’expérience de ses ancêtres que l’on peut progresser. Les sciences naturelles, que tu apprécies tant, ne disent pas autre chose.
— Écoute, j’ai des soucis plus graves en tête que tes satanés cours, tu peux me croire.
— Je te crois, Cari. Mais se faire du souci n’arrange rien. Qui penses-tu aider en te rongeant ainsi ? Pourquoi ne pas utiliser plus judicieusement ton temps ?
— Holà ! chuchota Ariana, moqueuse. Voilà notre intelligence artificielle qui joue les philosophes ! »
Cari plongea par la fenêtre dans le ciel jaune et radieux d’un matin printanier. « Tu ne t’en fais pas, toi, du souci ? Je te rappelle qu’on te débranchera en partant.
— Ma mémoire restera intacte. On pourra me rebrancher à n’importe quel moment sans que cela fasse la moindre différence.
— Et si personne ne te rebranche ? Plus jamais ? »
IA-20 ne répondit pas. Cari, Ariana et Ronny se regardèrent, étonnés. Il arrivait à l’intelligence artificielle de marquer une pause lorsque, face à des propos particulièrement confus, elle devait passer en revue des millions de significations possibles avant de déterminer ce qui venait d’être dit. Mais cette pause-ci était singulière. Jamais IA-20 n’en avait eu d’aussi longue. À croire qu’on l’avait déjà débranchée.
Quelques minutes s’écoulèrent. Puis la voix synthétique rejaillit et lâcha, laconique : « Il faut que j’y réfléchisse. »
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Cari réfléchit également et décida de mettre le nez dans son pensum historique. IA-20 avait raison : mieux valait tâcher d’être constructif. Ressasser invariablement les mêmes idées noires ne lui réussissait guère.
Le vingtième siècle, donc. Curieuse période. En ce temps-là, les pays étaient délimités par de vraies frontières hérissées de barbelés et strictement contrôlées. Quelle bizarrerie ! Certaines étaient même placées sous la surveillance d’hommes armés qui n’hésitaient pas à tirer sur ceux qui tentaient de les franchir. Ces méthodes expéditives, pourtant, ne dissuadaient pas les fuyards. Car la motivation était de taille : à l’époque, les États étaient encore plus ou moins libres de faire ce que bon leur semblait de leurs ressortissants. Nombre de ces régimes étaient de véritables dictatures qui tyrannisaient les populations.
Le communicateur d’Ariana sonna en mode réveil. « Ah, il faut que j’y aille. On m’attend à l’atelier. Pour lubrifier, emballer des vis… et nourrir l’illusion d’un possible retour. »
Ronny éteignit son terminal. « J’en ai marre. Je descends avec toi.
— À plus », marmonna Cari sans quitter le moniteur des yeux, comme détaché du monde environnant. Absorbé dans ses pensées, il ne vit pas ses amis s’attarder en le dévisageant d’un œil intrigué, il ne perçut pas les commentaires caustiques de Ronny (« Ça y est, notre Cari a définitivement perdu la boule ! »), il n’entendit pas la cavalcade sur le palier (« Le premier à l’ascenseur ! »). Immergé dans les textes, photos et séquences filmées qui défilaient à l’écran, il réfléchissait.
Un je-ne-sais-quoi dans ce qu’il avait lu lui paraissait crucial. Il en avait l’intuition, mais ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.
Le gouvernement terrestre était-il dictatorial ? Non. Il avait été démocratiquement élu – scrutin libre et secret, selon l’expression consacrée. Qui plus est, il n’œuvrait qu’à l’échelle internationale. Tous les dossiers purement régionaux – c’est-à-dire, au fond, tout ce qui faisait le quotidien des gens – étaient toujours traités par des instances locales, dans le cadre d’une réglementation mondiale, bien sûr.
Le gouvernement était également en charge des affaires spatiales. Mais ce n’était pas cela non plus qui le turlupinait.
À force de ruminer. Cari perdit tout repère spatio-temporel. Comme quelqu’un qui cherche en vain à retrouver un mot qu’il a « sur le bout de la langue ». Dans son cas, ce n’était pas un mot, mais une idée, coincée non dans sa gorge, mais dans son cerveau.
Il revint en arrière, relut plusieurs paragraphes… et la lumière se fit. Le mot. L’idée. Une idée si simple qu’il s’étonna de ne l’avoir pas eue plus tôt.
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Peu après midi, Christine Faggan reçut un appel de Tom Pigrato qui la priait de le rejoindre de toute urgence dans son bureau pour une vidéoconférence avec la Terre. Le sénateur Bjornstadt désirait l’entretenir personnellement de l’avenir d’Elinn.